« Je voulais voir de près le mal absolu »
Quel courage faut-il pour fréquenter une fois par mois pendant quatre ans un terroriste qui malgré sa déchéance menace de représailles si le résultat de ces rencontres devait l’accuser de crimes qu’il ne reconnaît pas, si la plume d’une journaliste devenait une arme capable de rivaliser avec sa kalachnikov et son arsenal barbare de sanglant criminel ?
De quelle curiosité insatiable doit-on être animé pour poursuivre ces échanges avec un homme qui dégoûte plus qu’il ne fascine ?
Quelle volonté de connaître la vérité faut-il pour creuser encore, regrouper les faits, récolter les témoignages en exposant sa famille, en donnant de son temps et de son énergie ?
« Jusqu’où peut-on aller pour faire parler les gens ? »
Ce courage, cette curiosité et cette volonté, Sophie Bonnet, journaliste et réalisatrice de documentaires les a maintenus pendant quatre longues années pendant lesquelles sans relâche, elle a fréquenté la prison de Poissy, passé une journée de son week-end au parloir, côtoyé les familles de détenus, supporté les fouilles, l’attente, l’atmosphère délétère et ce personnage…
Vous avez probablement tous entendu parler de Carlos, le terroriste surnommé le Chacal qui imposa le règne de la terreur dans les années 70 et 80.
Le récit retrace le parcours de cet homme qui depuis 1970 où il a intégré les camps d’entraînement du FPLP, le front populaire de libération de la Palestine en Jordanie, jusqu’aux attentats de 1982-1983, a fait planer une ombre meurtrière à Londres ou dans le Quartier Latin, déposé des bombes dans les ambassades françaises ou les trains, puis projeté d’assassiner Robert Badinter, Daniel Cohn-Bendit ou Joshka Fischer parce qu’il les considérait comme des agents sionistes.
Aujourd’hui, celui qui se désigne comme un « révolutionnaire international » et se rêvait en Che Guevara « flotte dans les espaces infinis de sa légende. Condamné aux mensonges. Quelques échos de la guerre lointaine lui parviennent encore. Il prétend avoir dirigé jusqu’à 600 combattants ».
Il a pris trois fois la perpétuité, parfois même 43 ans après les faits.
Dans ce récit, Carlos perd toute aura, tout flamboiement : la description de sa petite vie misérable, de ses rêves de révolution fantasmée, et de son ego surdimensionné dégoûtent le lecteur.
« Ce qu’il ne faut pas que je voie est le néant qui reste de son combat ».
« Le Chacal coexiste désormais avec un petit animal domestiqué qui se tapit dans les angles de la Centrale ».
Il est passionnant de voir comment Sophie Bonnet s’acharne à créer une relation de confiance sur la durée pour que Carlos se confie enfin : « Qu’est-ce que je viens chercher ici ? Aucune vérité. Il ment. »
Le lecteur craint souvent que l’auteure ne s’égare dans une relation trop familière, trop affective et qui lui enlèverait tout sens de la nuance ou le discernement nécessaire.
Mais la démarche journalistique l’emporte : elle tente de reconstituer la liste des nombreux attentats parfois même pas jugés, elle énumère les méfaits, la violence de Carlos motivée par l’appât du gain plus que par de réelles convictions politiques d’extrême gauche qui s’effritent.
Je salue le courage qu’il a fallu pour mener cette enquête et la volonté de montrer que l’image romanesque du révolutionnaire gauchiste est faussée, même si elle a perduré dans une série à succès, et que le véritable visage de cet être est abject : un tueur à gages, un homme pour qui la vie n’a aucune importance, un homme seulement préoccupé par ses intérêts, sa réputation, son confort, un homme qui a fréquenté sans aucun problème de morale d’anciens nazis, Ceausescu, Kadhafi, Arafat…
Carlos n’est pas un héros, il n’a rien d’une icône, il « a tué de ses propres mains sa légende naissante » et reste un « fou sanguinaire » qui croupit en prison pour l’éternité.
Sophie Bonnet a donné de sa personne pour faire éclater le mythe, elle n’en est certainement pas sortie indemne…
Le lecteur non plus.
Lisez ce témoignage édifiant.
Merci à Sophie Bonnet et aux éditions Grasset pour cette lecture.