
Dire la matière vivante
Lire le dernier Kérangal, c’est faire une incursion sublime dans le monde sensible de la matière, du minéral, du végétal, de l’animal.
C’est même pénétrer cette matière, en saisir l’essence pour la peindre.
Ainsi du marbre : « il faut donner de la profondeur à la pierre, et pour cela entrer dedans, descendre à l’intérieur… ».
C’est l’expérience que fait Paula Karst, jeune étudiante à l’Institut de peinture de Bruxelles, confrontée aux techniques de trompe-l’œil de la peinture de décor, apprenant une langue nouvelle faite de vocables poétiques pour dire les couleurs, les pigments, les pinceaux, les marbres ; et exposée à des sensations inédites :
« Les filles (…) sont entrées dans l’espace situé exactement entre la main et la toile, entre l’extrémité du pinceau et la surface du panneau, et peut-être est-ce là, dans cet écart, que le geste prend forme et que se joue la peinture. »
Roman d’apprentissage, le récit suit la formation exigeante, les doutes, les difficultés ou les succès de Paula, Jonas et Kate, trois artisans-artistes qui pendant six mois, ne font qu’un avec leur panneau, et y projettent les motifs, les textures, les couleurs et la dimension vivante et lumineuse de leurs sujets, aussi variés que les veines du marbre ou les écailles de tortue.
Apprendre à peindre le bois et les volutes de sa matière.
Apprendre à peindre la roche, du marbre aux pierres semi-précieuses, en se confrontant à ce qu’elle a de vivant, à ce qui la constitue depuis des milliers d’années, empilement de strates, coraux fossilisés, palimpseste d’une réalité enfouie.
Et puis armé de ce noble savoir-faire, être projeté dans le monde des chantiers privés, des décors de cinéma à Rome, ou revenir à la « naissance de l’art » à travers une reproduction de la grotte de Lascaux.
Dans une langue incroyablement belle, ample et réaliste, animée du souffle lyrique et du rythme poétique de ceux qui impriment un style, Maylis de Kérangal nous montre toute l’étendue de son talent, le verbe vivant autant que la matière qu’elle décrit. Un bijou.
Chez Gallimard.